Lettre de M. Lajard adressée à A. Lajard, à Paris (75)

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Monsieur A. Lajard
rue Jacob 15
Paris



10 mars 1862

Nous sommes un peu étonnés, mon cher enfant, de n'avoir eu depuis huit jours aucune nouvelle de toi; tu ne nous as pas habitués à ce régime de carême, et cette abstinence nous pèse sur l'estomac. En vérité si nous n'avions reçu un paquet contenant une chemise, qui nous prouve que tu es en liberté, je commencerais à craindre, malgré la sécurité que tu nous recommandes, que tu ne te sois laissé introduire avec tous les honneurs dûs à ton rang dans un de ces palais que notre gouvernement tient à la disposition des amis qui critiquent un peu trop haut ses mesures bienveillantes et libérales. Nous t'avons écrit le Dimanche 2. ct, puis nous est parvenue lundi ta lettre du 1er. Je n'y ai pas répondu plus tôt, d'abord parce que j'ai été très fatigué pendant plusieurs jours d'une vive douleur rhumatismale ou autre qui me tenait toute l'épaule et tout le bras gauche; ensuite parce que la couturière avait promis à Palmyre de lui apporter une chemise pour toi, et que nous l'attendons encore malgré demandes itératives et promesses sans fin. Aussitôt que nous pourrons l'obtenir, on la fera blanchir et lisser, et nous te l'enverrons. Afin de ne pas te laisser plus longtemps sans nouvelles, je me décide à t'écrire, sauf à ne terminer ma lettre que demain, car l'heure du courrier est passée - Ma matinée a été employée à conduire à son dernier gîte le pauvre vieux Desnoyer. On lui a fait des obsèques fort honorables, les principaux de la ville y assistaient, le drap mortuaire porté par quatre légionnaires, la force publique representée par cinq gendarmes, et six hommes en congé appartenant à l'infanterie, à la cavalerie, et à l'artillerie, il y avait même du train, tous armés de fusils de chasse bien rouillés, ce qui a fait, sans doute par mesure de sécurité publique, que les feux de file et de peloton ont été éxécutés seulement par les gendarmes. J'oubliais de mentionner deux tambours voilés - Somme toute, la cérémonie a été tout ce qu'elle pouvait être dans un petit trou comme Aire. Ce bon homme, qui a laissé des regrêts chez tous ceux qui l'ont connu, s'est éteint sans beaucoup de souffrances apparentes; il a vu approcher la mort avec résignation et a quitté tranquillement ce monde à 82 ans passés. Il n'y en a pas autant pour tous. Il laisse à sa femme, dit-on, un quart en propriété et un quart en jouissance. Que va faire maintenant le fils qui est chasseur d'Afrique à Tlemcen ? Va-t-il s'éxonérer et quitter le service ? Je le crains pour lui, car le plus difficile du mêtier est accompli pour lui; il doit y être accoutumé, et je ne sais s'il sera propre à aucune autre carrière. Or le père ne laisse que la maison que tu connais, un jardin ou emplacement au quartier du moulin, une rente de 100 f & probablement quelques dettes. Avec la moitié de cela il est difficile de mener la vie comme parait l'entendre le jeune homme. Enfin l'age et la mort du vieux soldat lui inspireront peut être de salutaires résolutions, je le désire plus que je ne l'espère.
Mr Dubalen, le vendeur de Mr Lefranc, est venu ce matin; nous avons arrêté l'affaire des bains à 2 f le kilog; mais il a désiré ne prendre livraison qu'en Avril, et nous y avons consenti.
Rien de nouveau pour l'affaire des arbres. Dulau n'a pas reparu.
Nous avons arrêté un remplaçant du jardinier qui nous a quittés. C'est un jeune homme qui sort de l'école d'Agriculture de Dax. Je crois que ce sera une bonne acquisition.
Le mois de février n'a pas été trop mauvais: Aire 1300. f Barc. 800 - Bernde 350 -
Je n'ai pas eu de nouvelles de Verlus depuis ma dernière lettre. Jean a fait emplette d'un chien de garde race montagne que je n'ai pas vu, mais je pense que nous irons faire connaissance avec lui dans le courant de la semaine, pourvu que le temps le permette.
Depuis quelques jours à la température printanière qui nous avait caressés hâtivement, ont succedé des vents furieux, et puis enfin la pluie nous est arrivée hier. Aujourd'hui pluie et vent. Espérons que le beau reviendra à son tour.
J'ai lu la leçon de Mr Renan avec attention: à mon avis publiées en brochures ou dans une Revue, ces apréciations sont toutes simples et passeraient inaperçues; mais franchement dans un cours public, elles me paraissent un peu bien avancées. Si le ministre savait d'avance (et il me semble qu'il devait le savoir, puisque tout cela a été publié dans les ouvrages précédents du professeur) je crois qu'il aurait bien fait de ne pas autoriser ce cours; mais ces paroles ayant été prononcées, le mal était fait, et je crois encore qu'il eut été mieux de leur laisser faire leur chemin. Et mons. Pelletan ! que professait-il donc de subversif, puisqu'on a fermé son cours ? C'était rue de la Paix qu'il le faisait. l'as-tu entendu ?
Je ne vois pour mon compte, mon cher Albert, rien à te dire de plus si ce n'est d'être prudent en paroles, comme en actions. Tu t'en trouveras toujours bien.
Palmyre me charge de te dire qu'on vient de lui porter une chemise qu'elle a trouvée, lui semble-t-il, conforme à tes observations. Elle sera lavée demain puis lissée, et elle partira mercredi, pour te parvenir sans aucun doute Jeudi. J'écris sous la dictée: « si cette chemise va bien, tu la garderas et tu diras de faire les autres pareilles; si tu y trouves des défauts, tu la renverras, et tu diras ce qu'il faut changer. »
Adieu, mon cher enfant, nous t'aimons et t'embrassons tendrement.

Ton père

L

Maurice va se coucher tout en larmes - Il a pris à ses engins un pinson gros bec qui a été tué du coup, et il pleure maintenant du regrêt de ne pouvoir plus le voir voltiger au jardin. Nous allons porter cette lettre chez mme T qui est tout à fait bien -

8 h. du soir.